Jean Bellorini s’adresse à vous
Depuis plusieurs mois, l’idée que le théâtre, l’opéra, la musique, le spectacle qu’on dit « vivant » pourraient nous parvenir aussi bien via nos écrans que dans une salle, que l’œuvre d’art pourrait se dématérialiser et s’exprimer pleinement à distance, s’insinue dans les esprits.
Nous faire croire que l’on peut avoir accès à l’art par le biais du numérique est un mensonge.
Car l’appréhension solitaire d’un spectacle le transforme automatiquement en produit.
Pour révéler son essence même, esthétique et symbolique, l’art nécessite de partager en silence le temps du regard. Et de former ainsi communauté, bien qu’on soit en présence d’inconnus.
L’ absence, le manque révèlent en profondeur ce besoin. Nous ressentons alors combien il est impossible de faire société sans un art partagé.
Le fait, en tant que spectateur de se sentir acteur (c’est-à-dire agissant pendant la représentation, par l’écoute, la présence, l’appartenance à un groupe) est unique et n’a lieu qu’en présence d’Hommes face à d’autres Hommes. Au théâtre, c’est précisément la question de l’être qui est proposée. Le spectateur n’est pas passif, il ne consomme pas. L’art est une valeur et non un produit. Ce moment de crise aura au moins permis de délimiter plus précisément cette frontière.
Alors aujourd’hui, je ne m’adresse pas au gouvernement qui, sans lui faire de procès d’intention quant au mépris affiché envers le monde du spectacle vivant, démontre surtout une méconnaissance profonde de ce besoin vital d’art.
Je m’adresse à vous, spectateurs
Cela fait longtemps que je ne vous ai pas écrit, trop longtemps que vous n’avez pas franchi les portes du TNP.
Nous n’avons même pas eu le temps de faire connaissance, alors que mon arrivée à la tête de ce grand théâtre remonte maintenant à une année. Quelle année…
Choc après choc, j’ai tenté d’adapter, de reconstruire, d’impulser un travail d’équipe où tous (artistes, techniciens, personnel administratif) trouvent une place juste.
Le second confinement a été, d’une certaine façon, moins douloureux que le premier, car nous avons au moins pu répéter. Nous avons tenté de préparer l’avenir et j’ai eu le sentiment de pouvoir faire une partie de mon métier.
L’ annonce jeudi 10 décembre du maintien de la fermeture des lieux de culture a brisé net l’illusion fragile de cette semi-liberté.
Car sans vous, notre existence n’a pas de sens. Nous ne sommes que trop prêts. Nous vous attendons. Nous attendons que le noir se fasse de nouveau avant le début de la représentation. Nous attendons ce vertige partagé, ce suspens au-dessus d’une promesse.
Pour que les histoires des Hommes parviennent aux Hommes, pour que la chaîne ne rompe jamais, pour que la reconnaissance de soi dans l’autre répare, pour que la poésie des mots traverse les corps.
Pour voir vos yeux brillants allumés par une voix.
Comment continuer à faire du théâtre sans vous ?
Comment supporter encore ce silence qui est un vide, celui de votre absence ?
Malgré tous ces doutes, je veux croire à votre retour proche. Je vous souhaite, pour les fêtes de fin d’année, du repos après les épreuves. Reprenez souffle.
À bientôt, chères spectatrices, chers spectateurs.
Jean Bellorini